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Certains y voient la menace d'une contre-révolution culturelle. D'autres sourient devant une énième gesticulation du ministère de la culture. Le cabinet de Frédéric Mitterrand vient en tout cas de rédiger un document qui suscite de vifs débats dans les institutions et les organisations professionnelles. Signé par le conseiller Francis Lacloche, ce texte de treize pages, que Le Monde a pu se procurer, trace le cadre de la politique mitterrandienne, avec un slogan : "Passer de la culture pour tous à la culture pour chacun".
L'Etat va-t-il déléguer la gestion des crédits aux collectivités territoriales dans les sept principaux pôles urbains ? Poussant à l'extrême l'esprit de la réforme des collectivités, le ministère y songe. Dans une note citée par la publication professionnelle La Lettre du spectacle, l'inspecteur général Jérôme Bouët demande aux directions régionales des affaires culturelles d'"étudier le transfert expérimental de gestion des crédits du ministère de la culture au profit des métropoles". Seraient concernées Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nantes, Nice, Toulouse...
Jérôme Bouët doit rendre, dans les jours prochains, au ministère, un rapport sur le partenariat entre l'Etat et les collectivités territoriales. Contiendra-t-il cette proposition ?
Ce programme part d'un principe, présenté par la Rue de Valois comme indiscutable : "le résultat décevant des politiques de démocratisation". En clair, les populations défavorisées et les jeunes continueraient de bouder les hauts lieux de la culture : il conviendrait donc d'aller vers eux. "Pas simplement amener la culture aux populations, mais les impliquer", affirme la note. Pour cette raison, le ministère invite à "investir les lieux où elle peut jouer un rôle essentiel de formation et d'éveil ou d'ouverture sur le monde". Et le texte de citer les hôpitaux, les prisons, l'école... Ce voeu, chacun des prédécesseurs de Frédéric Mitterrand l'a exprimé, ce qui n'a pas empêché l'action culturelle de voir ses budgets constamment rognés ces dernières années.
Le document invite également à "affirmer la diversité des modes d'expression". Pour cela, il souhaite mettre en avant les "nouveaux outils numériques (...), meilleur moyen de toucher les populations", mais aussi "donner une place à la culture populaire", celle-ci étant "insuffisamment prise en compte jusqu'à ce jour". Là encore, du cirque aux arts de la rue, du rap aux jeux vidéo, du graff au slam, les pratiques "populaires" n'ont cessé d'être célébrées ces dernières années. Rien de neuf sous le soleil, pourrait-on dire.
La note adopte toutefois des formulations nouvelles. "D'une certaine manière, le véritable obstacle à une politique de démocratisation culturelle, c'est la culture elle-même, écrit le rédacteur. Une certaine idée de la culture, répandue dans les composantes les plus diverses de la société, conduit, sous couvert d'exigence et d'excellence, à un processus d'intimidation sociale."
Ce terme d'"intimidation" est repris en boucle. Brocardant "l'élitisme pour tous", cher au metteur en scène Antoine Vitez (1930-1990), le texte poursuit : "Il ne s'agit plus de "rendre populaire", mais bel et bien de faire accéder le populaire au rang des intérêts culturels de notre patrimoine et de la création française. C'est dans ce glissement que s'en opère un autre : celui d'une "culture pour tous" invitant la société à adhérer à un consensus intellectuel vers une "culture pour chacun" entendant reconnaître la diversité de la culture, des cultures." Au passage, un troisième glissement s'opère : celui d'une culture de l'offre vers une culture de la demande.
La note loue en effet diverses initiatives menées ces dernières années par le ministère, tels les chèques culture, dispositifs de gratuité, cartes jeunes de téléchargement, qui visent à satisfaire la demande. Pas une fois, en revanche, la question de l'aide à la création et à sa diffusion n'est abordée. Quant au mot "art", il est absent.
Le souci est évidemment financier. La création coûte cher. "Les contraintes budgétaires et humaines exigent une vision pragmatique et réaliste", souligne le document. Aussi convient-il d'"établir des priorités". Pour cela, un dispositif structurant est créé. Dans chaque direction régionale des affaires culturelles (DRAC), un référent Culture pour chacun (CPC) sera identifié. Le cahier des charges des établissements sous tutelle sera modifié. Seize forums régionaux seront organisés d'ici décembre et un forum national est prévu, à Paris, en février 2011.
Un groupe de réflexion sera créé. Il rassemblera des intellectuels, des artistes, des médiateurs, des experts, et "des personnalités de premier plan ayant un fort potentiel médiatique". A terme, il faut installer "les conditions d'une possible irréversibilité".
Menace ou intox ? Valorisation des actions culturelles, lecture, numérisation du patrimoine : les "plans prioritaires" affichés n'ont rien de révolutionnaire. Mais au Syndeac, l'organisme qui rassemble les employeurs du spectacle vivant, on prend l'affaire au sérieux. "En Italie et en Grande-Bretagne aussi, on a commencé par dénoncer l'élitisme avant de démanteler les institutions culturelles."
M. Mitterrand, qui devait s'exprimer vendredi 5 novembre lors du Forum d'Avignon, aidera peut-être à trancher.
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